Une énorme star. Voilà qui est Miss D, une énorme star dans son domaine, à savoir la délinquance juvénile. Certes, elle est de moins en moins jeune, certes, il lui reste des fans zélés, certes elle compte bien se maintenir au top, mais la concurrence fait rage, et rester célèbre et adulée est un combat de tous les jours. Face aux médias, face à la compétition, elle doit accomplir un grand coup qui laissera le monde sur l’arrière-train. Dans Brat, Michael DeForge fait un pas de côté avec la réalité pour mieux taper sur notre petit monde, qui ne demande rien mais le mérite bien. Reconnaissance éphémère, surmédiatisation du vide, quête stérile de la célébrité, récupération commerciale (de l’acte de rébellion, de l’idée de révolution), jeunisme à tout crin, voilà ce que tacle Michael DeForge, à l’heure où l’attitude a plus d’importance que le sens, où l’image est partout mais ne veut plus rien dire.

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Enfant de la modernité mais pas dupe pour autant, Michael DeForge est une espèce de génie versatile, imprévisible et passionnant à suivre, trublion surdoué de la bande dessinée nord-américaine, dont le travail nous hante et nous obsède. Véritable mine d’idées et d’inventions visuelles, sans barrière ni limite, Michael DeForge prouve, à chaque nouveau livre, l’incroyable potentiel d’un art (la bande dessinée!) qui n’a pas encore tout dit ni tout montré.

À raison d’environ une nouvelle publication par année, DeForge prouve et re-prouve à chaque fois qu’il est un artiste (encore jeune) au sommet de son art. Son coup de poignet et son traitement graphique que l’on retrouve d’oeuvre en oeuvre nous charme toujours autant. Muni d’un style coloré sans être criard, réaliste flirtant avec le délirant, l’illustrateur sait comment nous faire passer de l’intellect aux affects en quelques cases. Ses œuvres comporte toujours une pointe de sensualité (quand on repense notamment à Big Kids) et de violence (Ant Colony). Avec Brat, DeForge explore un monde pas très éloigné de celui des arts. Les parallèles sont en fait parfaitement clairs dès le début : un univers qui valorise le vandalisme voit naître une des plus grandes stars de son époque. Chaque nouvelle action odieuse amène son lot de fan et d’acclamations, chaque action étant ni plus ni moins considérée comme une oeuvre d’art, une performance d’art action. Déjà, c’est le monde à l’envers, quand on sait que le Canada, pays originel de DeForge, est réputé (à l’interne) pour sa rigidité socio-politique. Dans un pays qui donne les apparences, à l’international, d’une société calme et progressiste se cache en réalité des systèmes qui enrayent toutes possibilités de dissidences/rébellions : les actes de vandalisme (ex : faire des graffitis) sont sévèrement punis, la première amende tournant autour des 300$ avec possibilité de casier judiciaire, les récidives pouvant atteindre les 5000$ – de quoi vous enlever le goût d’écrire sur des murs vos phrases révolutiono-poétiques assez rapidement. L’auteur inverse donc le monde rigide dans lequel nous évoluons pour ouvrir un nouveau champ des possibles. Que se passe-t-il si le vandalisme devient alors quelque chose de valorisé, d’encouragé, d’important à l’évolution de notre société ? (N’est-ce d’ailleurs pas le cas ? La dissidence n’est-elle pas nécessaire ?) Il retourne la réalité comme un gant et nous laisse voir ce que donne la création de nouveaux paradigmes à travers des actes considérés comme totalement inappropriés (se pisser dessus volontairement en public, incendier une voiture de police).

À travers son parcours, Miss D (la star et protagoniste) se voit être abordée par une jeune fan qui veut devenir comme elle. La prenant sous son aile, Miss D lui servira de mentor tout au long de sa jeunesse, la jeune fan voyant l’impact (positif et négatif) qu’aura une telle personne sur son développement personnel autant que sur son éducation. Mais le sentier des stars n’est pas recouvert que de velours. Le chemin se perd parfois hors des sentiers battus et il n’en tient qu’à la jeune fan de trouver elle-même un sens à ce qu’elle fait, jusqu’à remettre en question tout ce que sa mentor lui aura apprise. Brat est une oeuvre à la fois sensible et politique qui nous propose une version alternative d’une réalité politique contemporaine. Déjà hâte de découvrir le prochain titre de cet auteur infiniment créatif !

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BRAT – Éditions Atrabile (version française)

http://atrabile.org/livres/brat?fbclid=IwAR2ZkRnfjx1hwZyRtFxVnm8RY3lGV-0fs_zR0XwmMgKgO6seSKH0IClKOsU

Éditions Koyama Press (version anglaise)

164 pages en quadrichromie

16.5×23 cm

Cartonné

24 Chf/19 €

ISBN 978-2-88923-082-2

Parution en juin 2019