Il y a le Paris des touristes, celui qualifié un peu partout de Ville Lumière: Musées, Grands boulevards, Pigalle, Bateaux mouche, Notre-Dame, tour Eiffel…. Un Paris glamour, clinquant, artificiel…de carte postale. Un Paris visité le temps d’un séjour, et non pas vécu. Pas plus que n’est vécu le Paris des happy few étrangers, venus en mission de quelques mois ou semaines dans les grandes instituions ou de ces hauts fonctionnaires et/ou dirigeants étrangers dans leur propre pays, dans leur propre ville. Le Paris vécu c’est celui que ce délicieux livre de Marie Ouellet nous raconte à travers ses Courtes scènes fugitives. Celui de la vie quotidienne, des rapports humains de Monsieur et Madame tout le monde avec ses bassesses, beaucoup ses violences dans un pays en crise depuis des décennies, mais aussi parfois celui des moments de bonheurs faits de petits riens, de poésie de la vie, de gestes inattendus de fraternité, d’humanité dans ces «… Champs Élysées des prolétaires …». Marie Ouellet nous apprend à regarder, à entendre ou plutôt à voir et à écouter cette ville dans laquelle elle a évolué au quotidien, jour après jour, pendant une décennie. Moments de la vie quotidienne après moments de la vie quotidienne et dont, durant ces dix années, elle a fait partie, et qu’elle a, elle aussi, construits. Car, comme elle nous le montre au fil des ces brèves, parfois presque des instantanés ou parfois un peu plus longues à l’image de ces moments qui forment une journée, une ville ce ne sont pas les bâtis, les rues, les monuments, tout ce qu’un plan ou un Google Map prétendent vous livrer et que tous les touristes, les nouveaux venus, compulsent avidement tel un sésame.
Une ville, c’est cette somme abyssale de gestes, de faits du quotidien personnels ou collectifs, souvent éphémères qui, pris individuellement, ne sont rien sauf pour ceux qui les vivent mais qui, en fait, en sont le poumon. Ensemble, ils édifient une communauté bien plus réelle que des bâtiments et en façonnent l’Histoire. Et le kaléidoscope devient au fil des récits un véritable portrait. Mais le portrait ainsi tracé, dessiné de ce Paris de début du 21ème siècle n’est pas rose, il est même gris, dur, il vient à bout, trop souvent, de tous les optimistes. Une ville à l’image de cette femme « …Aujourd’hui dans la grisaille du matin, la jeune révoltée n’a plus ce regard brillant et ce ton rieur qui m’avaient tant séduite la fois d’avant, quand elle blaguait, légère, au sujet de sa condition de jeune mère un peu délinquante, fatiguée de ses responsabilités…La voici maintenant, au contraire, exaspérée, sur le bord d’exploser, hurlant tout haut ce que plusieurs pensent tout bas. Tant de gens dans cette ville sont à bout… » (Révoltée). Ou celle de ces habitants de Gonesse, ville classée dans ce que l’on appelle pudiquement les villes de Deuxième niveau. Celui qui regroupe les villes dont plusieurs quartiers de la commune sont classés en Zone Urbaine Sensible «… Pauvre agglomération urbaine vivant à l’ombre du monstre Roissy-Charles-de-Gaulle…»Dont «… On ne peut imaginer l’enfer journalier de tous ces riverains. » ( À l’ombre de Gonesse ou le silence de Gonesse). Une ville dont l’humeur change au rythme de la météo : Sombre quand celle-ci est pluvieuse et, tout d’un coup, lumineuse, gaie quand le soleil enfin réapparaît. Mais c’est aussi, à contrario, la ville de ces solidarités, de ces amours, moments de bonheur, petites joies simples, ces poésies du quotidien …Comme cette gardienne d’immeuble, A., qui « …Malgré qu’elle soit quotidiennement harassée par l’angoisse du lendemain, usée de ne s’être jamais accordé aucun répit A. possède un don de vie remarquable, qu’elle arrive à nous communiquer… Finalement, nous nous disons que toute cette créativité déployée jour après jour par la gardienne du 6 est un rempart contre la barbarie… » ( La gardienne du 6…). Des moments précieux mais aussi parfois fugitifs, nés souvent très vite après l’orage, d’une ville souvent au bord du précipice mais qui se relève encore et encore et retrouve son humanité: «…Un chat dort sur le toit d’une voiture, la terrasse du café se remplit, le soleil brille à nouveau sur les tables et les clients. Le cortège avec l’enfant s’éloigne, le drame oublié, les fiançailles à nouveau sur le beau visage du vendeur de journaux, radieux derrière le comptoir de son minuscule kiosque peint en vert… » (Le « Petit » couché sur le trottoir)… «…À cause de l’incident dans le métro, l’autobus est bondé. Tout à coup, celle aux mèches rouges lance à voix haute, après que sa comparse a sifflé un bon coup pour que tout le bus les entende : « S’il vous plaît, mesdames et messieurs, une minute de silence pour la personne qui tout à l’heure s’est jetée devant le métro. » » (Incident)
La puissance de ces récits vient de ce que Marie Ouellet ne regarde pas avec les yeux et la grille de lecture de l’étranger: Celui qui compare à tout moment ce qu’il vit à l’aune de ce qu’il a vécu ailleurs. Elle se sait faire partie de cette cité même si, comme nous tous, elle se blesse, à raison, du regard des autres sur son pays d’origine lorsque celui-ci est méprisant mais en tendant à généraliser, le temps d’une frustration, une attitude plus individuelle que révélatrice d’un pays.
Son témoignage est devenu celui d’une parisienne qui comme tant d’autres est venue d’ailleurs c’est-à-dire d’en dehors de la couronne parisienne ou même du Paris intra-muros et qui, peu à peu, a vécu une acculturation sans jamais pour autant perdre sa culture, son regard d’origine. Cette acculturation encore neuve aiguise son regard, son écoute. C’est peut-être cela qui la fait encore voir et entendre et lui donne l’envie de dire, de transmettre. Mais elle est là bien réelle et nous permet à travers elle de pénétrer au cœur de cette ville vivante, vibrante, de cette vraie ville.
Courtes scènes fugitives est un portrait qui, pour s’élaborer, ne cède pas à la facilité de nous assener un français de France familier pour faire « couleur locale », expérience vraiment vécue!!! Ne cherchez pas ces expressions, ce parler que l’auteure a pourtant sûrement utilisé comme tous les habitants d’une même ville, d’une même communauté. La langue est belle, riche souvent poétique. Cela n’ôte rien à la force du témoignage, des images et instants racontés mais leur donne, par contre de l’élégance, leur profondeur et leur grandeur.
Et l’envie nous prend, à nous aussi ,dans notre ville que cela soit Paris, Montréal, ou ailleurs, à faire de même. À vivre la ville dans laquelle nous vivons, c’est-à-dire à l’écouter, la voir et en faire partie prenante dans ses moindres petits riens mais qui sont véritablement, elle, et qui font ce que nous sommes.
Soulignons les quarante quatre dessins de Lisa Burg qui accompagnent le texte, un par courte scène, instantanés eux aussi de la vie, du portrait que l’auteure nous dessinent peu à peu au fil des récits. Un choix particulièrement lumineux que ces œuvres de Lisa Burg, Parisienne et amie de Marie Ouellet, avec laquelle elle a créé le DuO DaDA qui explore l’espace entre forme et voix jusqu’à l’absurde. Une artiste qui, depuis longtemps, s’intéresse aux gens de la rue, aux gens à la rue, à la vitalité de la rue, à l’image de Daumier, Fellini, ou des comiques allemands Max et Moritz. Il est par contre dommage que la mise en page ne les ait pas toujours mis en regard du texte. Une économie d’impression qui nuit à leur dialogue.
À propos de l’auteure
Marie Ouellet est née et vit à Montréal. Elle est autrice, créatrice et productrice de performances théâtrales et musicales. À partir de 1997, elle a vécu en France, y séjournant chaque année, participant avec des amis artistes à des projets collectifs, dont Les Rencontres de fanfares non conventionnelles, et DuO DaDA, avec Lisa Burg, une chanteuse et comédienne aux multiples facettes. Elle a publié, en 2001, Dedans Dehors. À Montréal, en 2017, elle crée une performance solo, Vagues à l’âme, et s’implique dans le collectif Femmes pour l’équité en théâtre (FÉT), participant à la création de l’ouvrage Femmes en scène. Elle a été l’une des instigatrices du collectif de théâtre de femmes, Trois et 7 le numéro magique, et a également travaillé comme enseignante. Elle chante aussi ses propres chansons et joue de l’accordéon.
Courtes scènes fugitives
Récits
Collection «Plume» dirigée par Marie-Madeleine Raoult
Mise en page : André Leclerc
Couverture : Julie Laroque
Dessin collage de couverture ; Lisa Burg, La Femme sur le banc, 2018
Éditions Pleine Lune : http://www.pleinelune.qc.ca
168 pages
Version papier : 978-2-89024- 5105 /21.95$
© photo: courtoisie