Que faire d’une manne sous forme d’un héritage qui vous parvient, tout à coup, à la mort du «patriarche» alors que jusqu’alors votre horizon était de parvenir à joindre les deux bouts dans un quartier pauvre des quartiers Noirs de Chicago à la fin des années 50? 10 000$, l’équivalent aujourd’hui de 100 000$. Telles sont les interrogations, les alternatives que vivent les membres de la famille Younger dans la pièce Héritage de Lorraine Hansberry (dans son titre original A raising in the sun, inspiré d’un extrait du poème Harlem de Langston Hughes: Qu’advient-il à un rêve qu’on diffère? Est-ce qu’il se dessèche, comme un raisin au soleil? Ou suppure comme une plaie?) présentée en ouverture de saison au Théâtre Duceppe.

Cette somme peut-elle permettre de donner corps à vos rêves et projets, jusque là enfouis, indicibles, autant financiers que sociétaux alors que l’on est une famille Noire dans l’Amérique des années 50? Ce(s) nouveau(x) rêve(s) devenus possibles, doivent-il se décliner en terme de projets individuels additionnés et donc potentiellement destructeurs de ceux des autres membres de la famille ou d’un projet collectif ou au moins utile à tous ? Acheter une maison, faire des études de médecine, investir dans un magasin d’alcool… Pouvoir, vouloir s’élever grâce à ce pécule est-ce trahir, la cellule familiale et même sa communauté? Comment faire pour que cet héritage, nourrisse les rêves, les aspirations légitimes et ne deviennent pas la pomme de discorde irréversible, surtout quand apparaissent désillusions et difficultés? Car derrière ces rêves se révèlent alors les fractures profondes entre les êtres, fractures nées de leurs parcours et personnalités individuels et collectifs différents au-delà de l’apparente unicité de l’appartenance à une minorité ethnique et culturelle : Rupture des générations entre ceux qui ont encore vécu la fuite vers le Nord supposé être meilleur pour les Noirs et pour lesquels tout positionnement ne peut que se situer dans le continuum de cet héritage, et ceux pour lesquels la lutte ou la revanche est ailleurs, comme rejoindre la décolonisation en Afrique; tirer sa fierté de l’honneur et du respect de ses valeurs dusse-t-on ne pas s’élever dans la société au détriment de ses rêves ou entrer dans le jeu des Blancs avec leurs propres armes du « au plus fort de rafler la mise » qu’importe les moyens même malhonnêtes; affirmer le droit des femmes passe-t-il par prendre le pouvoir du patriarche et régner sur sa famille même pour faire son bien ou est-ce, au contraire, pouvoir accéder à l’autonomie individuelle de ses choix d’avenir sentimental, professionnel, et de leur mise en œuvre? Une solution apaisée et commune, dans l’honneur, sortira, peut-être, par la force de l’épreuve révélatrice.

À vouloir en dire trop parfois on se perd. Tel aurait pu être l’écueil de cette pièce, première pièce Afro- américaine montée à Broadway dans une Amérique à l’aube de la bataille pour les Droits Civiques…
Un risque que l’auteure a su, par la force de son texte, le réalisme de ses situations et l’humanité de ses personnages parfaitement maîtriser et dépasser.

Héritage, une pièce historique? Certes oui mais pas seulement. Parce que ces questionnements, ces fractures, ces luttes comme ces aspirations collectives et individuelles sont des constantes universelles et ce, même si ici et ailleurs elles se déclinent dans des contextes différents. Au Québec, plus particulièrement, on aurait tord de s’aveugler volontairement en se racontant que tout ceci est du passé, dans un autre pays loin de cette belle société canadienne, québécoise qui aime à s’autoproclamer chantre d’un vivre ensemble inclusif, accueillant et tolérant. La réalité est souvent, trop souvent, largement différente, nous le savons tous, dans un Montréal où la Ligue des Noirs vient d’obtenir l’autorisation de la cour supérieure du Québec d’une action collective contre le SPVM pour profilage racial; dans un Québec où la salutaire polémique née du projet SLAV a révélé les non dits pas très jolis d’une société pour laquelle parfois la défense du pré-carré des « de souche » prend souvent le pas sur la mise en œuvre par ces mêmes « de souche » de la reconnaissance des apports de tous à la société québécoise et du droit à la place égale qu’ils doivent y occuper. Ainsi, « l’émotion » suscitée par la création de cette pièce est une parfaite illustration de la contemporanéité des problématiques d’Héritage dans un Québec d’aujourd’hui qui monte pour la première fois cette pièce entièrement jouée par des acteur(e)s Noir(e)s et mise en scène par un metteur en scène Noir et anglophone, Mike Payette, … plus d’un demi siècle après le Broadway d’une Amérique encore officiellement ségrégationniste. Une société qui a le scandaleux culot de s’esbaudir devant ce «courage» au lieu de dénoncer la honte que devrait nous inspirer ces 60 ans d’ostracisme, d’accaparement de l’avenir et opportunités collectifs au profit de quelques uns et de mauvaise foi cachés derrière des «le public n’est pas prêt pour cela» et « droit à l’appropriation culturelle ».

Aussi, merci au théâtre Duceppe et à sa nouvelle équipe de direction, David Laurin et Jean-Simon Traversy, qui, une fois encore, nous confirment la pertinence de leur présence à la tête d’un théâtre qui a toujours su choisir des sujets, souvent courageux, au cœur de nos débats de société et a osé, cette fois-ci, pousser un peu plus avant la prise de position. Mais le combat ne sera gagné que quand les acteurs issus de la diversité culturelle auront l’opportunité de se voir proposer tous les rôles et non pas seulement des rôles racisés.

Le défi à relever par les enjeux d’hier et d’aujourd’hui de cette pièce était lourd sur les épaules des acteur(e)s comme du metteur en scène. L’extrême qualité de l’adaptation, (soulignons d’ailleurs le choix pertinent et audacieux de faire jouer une partie de la musique par un musicien lui-même sur scène), des décors, du jeu des acteur(e)s, fait autant d’intensité, de présence sur scène que de nuance, a visiblement et, à juste titre, emporté, l’adhésion du public. Un public conquis et pas seulement concernant la seule problématique québéco-québécoise, quelque peu réductrice il faut bien le dire, au regard de la puissance et de la pertinence de cette pièce.

HÉRITAGE
Titre Original : (A Raisin in the Sun)
Auteur: Lorraine Hansberry
Traduction : Mishka Lavigne
Mise en scène : Mike Payette

Interprétation
Ruth Younger : Myriam De Verger,
Travis Younger : Malik Gervais-Aubourg,
Benetha Younger : Tracy Marcelin,
Lena Younger : Mireille Métellus,
Walter Lee Younger : Frédéric Pierre,
Bobo : Tristan D. Lalla,
Karl Lindner : Éric Paulhus,
Georges Murchison:Patrick Émmanuel Abellard
Joseph Asagal : Lyndz Dantiste,
Voisin : Jason Selman

conception décor: Eo Sharp
costumes:Elen Ewing
éclairages: Luc Prairie
accessoires: Normand Blais
musique : Mathieu Désy
Assistance mise en scène: Elaine Normandeau, Dayane Ntibarikure
Avec le soutien de la Fondation Cole

Une production du Théâtre Jean Duceppe
Direction artistique : David Laurin et Jean-Simon Traversy
Directrice générale Louise Duceppe

Théâtre Jean Duceppe
Place des Arts
Du 2019
Durée 2h30 avec l’entracte
175, rue Sainte-Catherine Ouest
Montréal (Québec) H2X 1Z8
Tél. : 514 842-2112 Sans frais : 1 866 842-2112
http://www.duceppe.com

photo : Caroline Laberge