Un poème funèbre sur la disparition de l’être aimé. Princesse queer et homme papillon, Steven Cohen erre dans des limbes mi-féériques, mi-cauchemardesques. Érigeant un sanctuaire à son amoureux défunt avec lequel il a partagé les 20 dernières années, le chorégraphe sud-africain ose le face-à-face avec la douleur, allant jusqu’à avaler quelques cendres du disparu. D’une beauté insoutenable.
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Sur scène, une centaine de paires de souliers de ballets, en rangées bien distinctes. Cimetière. Des tables avec plusieurs chandeliers. Un grand écran en fond de scène et quatre tables tournantes suspendues à un module en métal. L’interprète apparaît lentement sur scène, sur des sabots-cercueils, s’aidant de deux grandes béquilles. Tel une bête mythique, iel s’avance à travers le cimetière. Steven Cohen ne répète pas avec ses sabots, ce qui rend les représentations fragiles, image qu’iel cherche à injecter dans son spectacle quand il parle de son parcours de vie. À 56 ans, iel dit voir disparaître les gens qu’iel connait de plus en plus, lui rappelant à chaque fois l’immense fragilité des choses. Les cercueils sur lesquels iel marche illustre bien le poids du deuil et de ce qu’on traîne pour le restant de nos vies. Son visage est recouvert de maquillage, accompagnant le masque d’un papillon Atlas (ces gigantesques papillons ne vivant que quelques jours et n’ayant pas de bouche pour se nourrir).
Certains psychologues et neuropsychologues s’entendent pour dire que, contrairement à la croyance populaire, les deuils ne se terminent jamais vraiment : on apprend simplement à vivre avec, à les intégrer, à gérer nos vides. Il est vrai que plus les deuils sont nombreux, plus nous sommes fissuré.es. Le spectacle représente bien cette fragilité latente.
Certains des tableaux du spectacle sont entrecoupés de scène filmées dans un abattoir, dans lequel on voit l’interprète évoluer dans le décor ensanglanté et se frotter contre les tripes et carcasses d’animaux fraichement tués. Iel ne cherche pas à critiquer l’industrie animale mais à mettre en lumière la manière dont nous cherchons à dominer les autres. Il est vrai que, malgré la violence des images, il est difficile d’être choqué car nous voyons souvent bien pire à la télévision et au cinéma. Ces images restent néanmoins inconfortables et rappellent que nous donnons la mort à environ 86 milliards d’animaux à chaque année et ce, dans le seul et unique but de nous nourrir. Dans un lieu tel que l’abattoir, la mort est tout ce qu’il y a de plus banal.
Le spectacle évolue lentement et dévoile de belles images, comme celle où l’interprète prend sur ses épaules le poids des quatre tables tournantes, supporté.e par un harnais, donnant l’impression de voir un papillon géant évoluer sur scène, accompagné des mélodies jouant sur les vinyles.
Les paroles sont rares mais percutantes : I am not acting. (…) Before we had temples. Now theaters are our temples.
Les phrases méritent qu’on s’y attarde un peu plus. Les théâtres ont sans aucun doute été nos temples, mais est-ce encore le cas ? La machine économique ayant pris le dessus sur l’artistique dans tellement d’institutions, on se demande comment faire pour revenir à quelque chose de plus simple, de plus humain, de plus sacré. Mais rares sont les salles qui sont accessibles comme des temples.
Une des dernières scènes du spectacle est celle où l’interprète verse un peu de cendres de son défunt conjoint dans une cuillère avant de les avaler, afin que le défunt soit relié éternellement à son conjoint encore en vie. Une ultime alliance. Bien que nous n’ayons pas toujours la possibilité de plonger émotivement dans le spectacle, et que certains passages vidéos viennent ponctuer le spectacle sans apporter quelque chose de substantiel, Steven Cohen nous permet de rentrer dans un univers infiniment sensible et nous rappelle que la mort n’est jamais bien loin – ce que beaucoup d’entre nous ne savent déjà que trop bien.
Forever is so much shorter than we thought .
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Du 27 au 29 mai (Festival Transamérique)
Usine C
http://fta.ca/spectacle/put-your-heart/