Beverly Weston, alcoolique, est un poète, jadis célèbre, et un ancien professeur d’université. Il vit dans la maison familiale avec sa femme Violet elle-même souffrant d’un cancer et dépendante aux médicaments, au milieu des plaines suffocantes de l’Oklahoma. Beverly, qui vient juste d’engager comme employée de maison, Johnna Monevata, autochtone de la tribu Osage pour s’occuper de la maison et de sa femme disparaît soudainement. Une disparition qui va forcer toute la famille Weston, les trois filles du couple et leurs conjoints et enfant, la sœur de Violet, son fils et son mari, à se réunir dans la maison sous l’égide de Violet. Une famille éclatée physiquement puisque les trois filles ont quitté depuis longtemps le « nid familial » même si Ivy est celle qui est restée dans la région et s’occupe, le plus, de ses parents.

Mais sous cette dispersion géographique se cache la dispersion, bien plus profonde, de la dysfonctionnalité. Une réunion forcée qui va provoquer l’explosion familiale par la révélation et la confrontation par la parole de ce que chacun masquait, taisait sous les oripeaux du lien familial d’autant plus facile à jouer qu’en fait chacun fait bien attention à ne pas se côtoyer.

La pièce Disparu.e.s de l’auteur américain Tracy Letts (August: Osage County dans son titre original) aborde un thème récurrent et souvent fort de la dramaturgie et pas uniquement américaine. Celui des fresques de familles dysfonctionnelles qu’un évènement, parfois anodin ou dramatique, va faire voler en éclat en reconstituant, le temps d’une catharsis dans un huit-clos étouffant et aiguillonné par l’élément perturbateur à l’origine de la réunion, le tissage pathogène par lequel la famille s’est construite ou plutôt déconstruite … C’est ainsi et ainsi seulement que la vérité éclatera au delà des mensonges et des non-dits qui ont peu a peu tissé la trame de la vie ou non vie familiale.
Est-ce pour autant un thème forcément galvaudé, une ixième catharsis familiale? Comme le fait si justement remarquer le metteur en scène René Richard Cyr, accuse-t-on un film sur l’amour de reprendre un sujet éculé? Comme les films sur l’amour ceux sur les crises familiales ont souvent été parmi les grands du répertoire cinématographique ou théâtral : Il n’est qu’à penser, pour ne citer que ceux-ci, à Un dimanche à la campagne d’Alain Resnais, Intérieurs ou Hannah et ses sœurs de Woody Allen, Sonate d’automne d’Ingmar Bergman, 8 femmes de François Ozon, ou plus près de nous, au théâtre Duceppe déjà, Août, un repas à la campagne de Jean-Marc Dalpé.

Ce qui fait la force des grands films ou pièces autour de ce thème c’est bien sûr la puissance créatrice de leurs auteurs au service de l’universalité de la question. Ainsi, derrière l’histoire de ses familles qui éclatent, minées par leurs secrets, c’est aussi bien souvent un peu beaucoup celle de la nôtre qui se cache. Le mot secret n’est-il pas un adjectif indissociable du mot famille? Mais universalité, aussi, parce qu’au delà du cercle familial ces œuvres mettent également en lumière les dysfonctionnements de nos sociétés qui souvent s’effondrent et qui alimentent autant qu’elles sont alimentées par l’effondrement des familles. Une famille ne vit pas indépendamment de la société dans laquelle elle évolue, se construit.

Disparu.e.s met tout particulièrement en lumière et avec force, les mises en abime et interconnections de ce(s) mélodrames familiaux comme le souligne le metteur en scène, René Richard Cyr : « …La vie de cette famille est déjà faite de disparitions bien avant celle bien concrète du père l’élément déclencheur. Nos vies sont faites de mille disparitions. On perd tout au fur et à mesure… » La pièce, dit-il encore, dépasse le simple portrait d’une famille dysfonctionnelle. « …C’est une Amérique en train de disparaître, aux repères ébranlés, les personnages n’y trouvent plus les valeurs qu’ils connaissent… Le nouveau titre, Disparu.e.s, reflète cette vision plus large d’un monde déjà enfui, qui saisit la société états-unienne à un moment où les relations de couple ne tiennent plus, où l’individualisme a remplacé la solidarité entre sœurs, où les fossés générationnels sont clairs… Le déclin de l’empire américain, il est là… À un moment donné, un personnage avec pleinement raison pour eux comme pour nous dans nos vies et nos mondes : dit: «Ce qui est en train de disparaître était en fait déjà disparu…». Des disparitions tels des cercles concentriques que nous portons tous en nous.

Dans plusieurs de ces œuvres sur l’éclatement familial et la pièce disparu.e.s ne fait pas exception, c’est par les femmes que la crise arrive et qu’elles la porte jusqu’à son terme souvent d’ailleurs salvateur parce qu’elle permet à la vérité de se dire pour repartir peut-être, sur d’autres bases. Parce que les femmes sont par là même consciemment ou inconsciemment désignées comme la « matrice originelle »?

Ainsi, la pièce Disparu.e.s par son traitement comme par la qualité de son écriture appartient aux grands de ce répertoire. Le public comme la critique ne s’y sont pas d’ailleurs pas trompés. La pièce a été récompensée par le prix Pullizer en 2008, 7 prix Tony et a tenu l’affiche 18 mois à Broadway.

Comme plusieurs grands auteurs de cette problématique Tracy Letts est passé par le truchement de l’humour pour dire ce qui souvent relève, pour ses personnages, au plus fort de la crise, de l’indicible. L’humour comme dernier rempart devant la tragédie.

L’équipe qui a monté, traduit et joué Disparu.e.s, pour cette saison du  théâtre Duceppe,  a parfaitement servi ce texte puissant de ce grand auteur américain. La traduction de Frédéric Blanchette est plus que convaincante. Elle sait l’inscrire dans un monde qui est le nôtre, le Québec des années 2019, sans tomber dans l’artifice d’un ethnocentrisme langagier exagéré aussi ridicule que perturbateur pour permettre de se plonger dans l’environnement géographique non Québécois pourtant marqué d’une pièce et auquel pourtant trop de traducteurs ont recours. Il est des fois où un français international juste embelli de la vigueur et du réalisme du langage courant se met au service d’une œuvre et de ses spectateurs. La traduction de Frédéric Blanchette est de celle-ci.

René Richard Cyr a su parfaitement comprendre et mettre en scène cette pièce notamment dans le crescendo de la montée de la tension qui nous emmène de façon magistrale de scènes de la vie, presque ordinaire et donc un peu plate d’une vie familiale à l’explosion puis à l’apaisement ou à l’apparence d’apaisement . Il a su aussi s’entourer d’une distribution plus que parfaitement à la hauteur de cette pièce. Tous jouent leur partition dans cet « orchestre » familial à la perfection. Justesse de ton, respect de la place de son personnage dans la dramaturgie. Jamais aucun sur-jeu alors que ceux-ci sont tellement fréquents dans ce type de pièce. Tous incarnent des types de personnalités identifiables des vies familiales en crise mais, comme dans le texte lui-même, en leur donnant assez de vie et d’humanité, en les respectant toujours, pour qu’ils ne tombent jamais dans les stéréotypes et encore moins dans la caricature. Bien-sûr, le personnage de Violet, comme son interprétation par Christiane Pasquier, tient le devant de la scène au sens strict du terme. Mais jamais elle « n’accapare la pièce pour elle-même ». Soulignons la prouesse de cette actrice qui tient un premier rôle difficile pendant les deux heures de représentation. Elle est toujours, sans jamais aucune fausse note, dans le ton, les gestes, les attitudes et surtout les ambigüités de cette femme confrontée aux désillusions de la vie et de ses substituts dont elle ne parvient plus, comme jadis, à s’extraire. Dominatrice en même temps que fragile, fantasque en même temps que parfaitement lucide, cruelle en même temps que remplie d’amour, recherchant la solitude en même temps que souffrant d’être délaissée, assumant ses actes en même temps que les fuyant.
Disparu.e.s est décidément une pièce qui fait honneur à la programmation du théâtre Duceppe et aux choix de sa direction artistique.

Disparu.e.s
Auteur : Tracy Letts,
August: Osage County
Metteur en scène : René Richard Cyr
Traduction : Frédéric Blanchette

Distribution des rôles
Chantal Baril: Mattie Fae Aiken
Yves Bélanger: Sheriff Deon Gilbeau
Sophie Cadieux: Karen Weston
Alice Dorval: Jean Fordham
Hugo Dubé: Steve Heidebrecht
Antoine Durand: Bill Fordham
Renaud Lacelle-Bourdon: P’tit Charlie Aiken
Roger Léger: Charlie Aiken
Guy Mignault: Beverly Weston
Christiane Pasquier: Violet Weston
Kathia Rock: Johnna Monevata
Evelyne Rompré: Ivy Weston
Marie-Hélène Thibault: Barbara Weston

Collaborateurs
Décor: Jean Bard
Costumes: Cynthia St-Gelais
Éclairages: Alexandre Pilon-Guay
Musique: Alain Dauphinais
Accessoires: Normand Blais
Assistance à la mise en scène: Marie-Hélène Dufort

Une production du Théâtre Jean Duceppe
Directeurs artistiques : David Laurin et Jean-Simon Traversy
Directrice générale Amélie Duceppe

Théâtre Jean Duceppe
Place des Arts
Du 23 octobre au 23 novembre 2019
175, rue Sainte-Catherine Ouest
Montréal (Québec) H2X 1Z8
Tél. : 514 842-2112 Sans frais : 1 866 842-2112
http://www.duceppe.com

© photo: Caroline Laberge