Exil intérieur. Les Premières Nations au Canada le vivent depuis la colonisation par les Blancs. Exil territorial, exil culturel, exil économique, exil social. Un exil forcé, et qui s’est imposé par la force, une volonté destructrice pour « chasser l’indien dans l’enfant » leur donner la haine d’eux-mêmes. Pour y parvenir, avec la complicité des autorités religieuses, tous les moyens étaient bons comme nous le savons : enlèvements, pensionnats autochtones, création des « réserves », obligation de fait de la sédentarisation, interdiction de parler la langue, loi des Indiens qui datent de 1876, jamais abolie et qui dans sa « philosophie » sinon dans toutes ses dispositions pratiques règne toujours… Alors que le Canada, se targue depuis plus d’un siècle d’être un des grands leaders du « concert des Nations » il a dans le même temps continué, dans le silence assourdissant et même l’assentiment du moins tacite de sa population blanche, sciemment perpétré ce qu’en 2015 la juge en chef de la Cour suprême du Canada, Beverley McLachlin, qualifia de génocide culturel. Le Canada a ainsi eu l’honneur d’inaugurer, pour une instance juridique d’un tel niveau, cette appellation!! Il a fallu attendre 2016 pour que le Canada adopte, enfin, pleinement, la Déclaration des Nations Unies sur les Droits des Peuples Autochtones pourtant non juridiquement contraignante. Une déclaration votée en 2007 par cent-quarante-quatre pays pour et seulement quatre contre dont… le Canada. Le résultat on le connaît tous aujourd’hui.
Mais la violence exercée n’a, heureusement, grâce à la résilience des peuples autochtones pas atteint son but. Mais elle a tout de même totalement déstructuré des nations qui peinent aujourd’hui face au racisme systémique des peuples colonisateurs et de leurs dirigeants à faire reconnaître non seulement leur préjudice mais aussi leurs droits, leur culture, leur savoir. Rappelons juste que ces derniers mois le gouvernement du Québec s’élevait contre la décision du gouvernement fédéral d’intégrer le savoir traditionnel autochtone dans les évaluations environnementales. On parle souvent au Canada de deux solitudes, les anglophones versus les francophones. Expression bien commode qui raye du même coup les autochtones comme appartenant au Canada et à son territoire. Dans l’élimination des Autochtones il n’y a pas eu deux solitudes mais bien une volonté commune, orchestrée.
Le voile, sur cette page sombre de notre histoire toujours en cours commence à se lever, mais si péniblement. Et comment pourrait-il en être autrement alors que les outils, les mots, la mémoire, les lieux pour le dire ont été détruits, alors que les auditeurs font encore trop souvent la sourde oreille et le déni volontaire.
Cette Histoire faite d’histoires individuelles et de communautés retrouve les chemins de la parole. Ceux des Autochtones bien sûr comme une thérapie et un moyen de ressouder les liens et de se reconstruire à défaut de pouvoir retrouver ceux, constitutifs du nomadisme et avec lui de l’interconnexion avec la nature et leur culture. Ceux aussi de quelques Blancs qui ont compris, le drame qui se joue et que ce drame nous concerne tous autant qu’il concerne les Autochtones.
Philippe Ducros est de ceux-ci. Depuis longtemps cet autodidacte a choisi de raconter, témoigner. Comme les Autochtones il a fait du nomadisme un moyen d’être. « …Je me suis donc formé sur les routes, seul, en ces chambres d’hôtels au tapis brûlé, au petit savon emballé. Ce chemin m’a mené toujours un peu plus loin, jusqu’en Palestine occupée, en Bosnie, dans les camps de réfugiés somaliens en Éthiopie, ou encore dans les camps de déplacés internes de République démocratique du Congo. J’en suis revenu chaque fois un peu plus étranger à mon milieu. Ces voyages ont fait de moi un homme hanté, ténébreux même diront certains. À moins que ce ne soit ces ténèbres qui m’y aient mené. J’ai écrit, suite à ces voyages, des pièces qui se sont révélées salvatrices pour moi, qui m’ont aidé à retrouver le sommeil. J’avais, grâce à elles, le sentiment que mon chemin était porteur de sens, que j’avais un rôle : j’étais le témoin, un passeur de réalités d’un versant à l’autre du spectre économique… ». Cette réalité dont il veut rendre témoignage sur sa terre natale c’est cette captation du territoire par les grandes puissances minières, les grandes corporations industrielles du secteur primaire avec la bénédiction des décideurs politiques et gouvernementaux autant que la destruction des solidarités sociales sous couvert de « rigueur » budgétaire par ces mêmes décideurs. « …Or, peu à peu, jour après jour, j’assiste au démantèlement de la solidarité intrinsèque au « modèle québécois ». Peu à peu, je suis témoin de l’exploitation radicale du sol et du sous-sol chez nous, du chacun pour soi qui vient automatiquement avec le sabotage de l’austérité, de la précarité croissante des gens que j’aime… ». Une main mise, une destruction dont les Autochtones furent les premières victimes mais qui nous menacent nous aussi à notre tour. Cette rencontre sur sa terre natale avec les Autochtones est pour lui le chemin de la recouvrance. Témoigner du drame des Autochtones c’est témoigner pour eux, témoigner pour nous et ouvrir une voie peut-être salvatrice hors de notre « propre aliénation ».
Il a donc décidé en 2015 lui-même au bord de la rupture de parcourir cette part majoritaire du territoire québécois, celui des 11 Premières Nations qui le peuplent, en quête de connaissance mais aussi de sa propre résilience. Un moment primordial de découverte de ces terres et de rencontres avec ceux qui les portent en eux.
Comme lors de ces périples précédents l’auteur a constitué un carnet de voyage qui sera le matériau de la pièce La cartomancie du territoire. Une pièce, ou plus exactement une création théâtrale et vidéographique comme la qualifie l’auteur lui-même tant l’image et le son sont indissociables de ce vécu de cette expérience avec en sous-titre : « …Il faut rouvrir le lien avec l’infini. Avec l’immense. Réapprendre à parler avec les ancêtres. Réapprendre à parler au passé, à écouter les rêves… ».
Mais si témoigner, dire, faire prendre conscience, est au cœur de la démarche, l’artiste insiste avec raison sur la qualification qui convient à l’œuvre qui nous est présentée. Il s’agit bien d’un théâtre documenté et non pas d’un théâtre documentaire, un théâtre où l’art visuel, musical et poétique est partie intégrante de son projet créatif.
Pendant les soixante-quinze minutes de ce spectacle dans un décor apuré qui lui donne toute sa force nous sommes donc confrontés à ces témoignages. Des témoignages construits à partir des récits alternés, ceux des Autochtones, en langue innu-aimun (surtitrée) et celui de Philippe Ducros, de la musique originale de Florent Vollant et des projections des images rapportées par Philippe Ducros. À travers les parcours de ces hommes et femmes et des territoires filmés la brutalité du vécu de ces Premières nations s’impose à nous indélébilement. Pour restituer leur vérité qui doit devenir notre vérité. Pour que la prise de conscience enfin ait lieu, pour que l’alarme enfin soit entendue. Pour qu’un rapprochement, une rencontre, enfin aient lieu au final de la pièce comme une allégorie de ce qui devrait être. Comme Philippe Ducros nous apprenons par cette pièce que «…Ne me sentant nulle part chez-moi, j’ai donc tenté, tant bien que mal, de faire des liens, de comprendre. Pour y arriver, je me suis tourné vers ceux qu’on tente d’ignorer, les Premières Nations, qui vivent en un tiers-monde imposé, au cœur même de ce paysage que j’aime tant. Parce qu’ils me font du bien, parce que je trouve du sens à leurs côtés, parce que j’ai besoin d,entendre d’autres façons de lire le monde… »
Au-delà de l’excellence de la performance des deux comédiens autochtones Kathia Rock et Marco Collin, toujours justes, pertinents, efficaces nous ne pouvons aussi qu’avoir un très grand respect pour eux qui ont accepté d’incarner la douleur mais aussi l’honneur et la dignité de ces Premières Nations.
La cartomancie du territoire est une œuvre qui donne pleinement sens à cette déclaration de l’auteur : «…C’est ça, le rôle de l’art: montrer l’invisible, nommer les choses, établir des concepts, des idées, des émotions à l’intérieur des gens…». On peut aussi souligner qu’il est en cela indispensable.
La cartomancie du territoire
Texte et mise en scène de Philippe Ducros
Traduction vers l’innu-aimun: Bertha Basilish et Evelyne St-Onge
Avec Marco Collin, Philippe Ducros et Kathia Rock
Assistance à la mise en scène et régie : Jean Gaudreau
Images: Éli Laliberté
Conception vidéo: Thomas Payette / HUB Studio
Intégration vidéo: Antonin Gougeon / HUB Studio
Musique : Florent Vollant Extraits inédits, issus de la trame sonore du film Le temps d’une chasse de Éli Laliberté et adaptée spécialement pour le spectacle.
Conception sonore : Larsen Lupin
Éclairages : Thomas Godefroid
Direction technique : Samuel Patenaude
Direction de production : Marie-Hélène Dufort
Une production de Hotel-Motel
Le texte est publié chez Atelier 10, dans leur collection Pièces.
Il est finaliste pour le Prix de la dramaturgie de langue française de la SACD de 2017.
Du 27 mars au 7 avril 2018 à Espace Libre.
Mardi, mercredi, vendredi et samedi à 20 h, jeudi à 19 h.
Billetterie : espacelibre.qc.ca, 1945 rue Fullum, Montréal, 514-521-4191.
© photo: Maxime Côté