Carl, Ambroise et Victor sont des naufragés de la route. Accidentés gravement alors qu’ils se rendaient au camp de pêche familial, un rapide détour en se rendant au mariage du plus jeune, Carl, ils attendent des secours improbables dans ce coin isolé de tout, au Saguenay-Lac Saint-Jean.
Mais ils sont aussi des naufragés de la vie des handicapés de la communication. Depuis quinze ans ils portent entre eux un drame dont ils se sentent se savent(?) coupables : la noyade de leur père ivre, poète marginal en rupture de ban avec la société décédé sur ce même lieu, noyé, alors que ces trois fils présents n’ont pas fait le geste ultime de tenter de le sauver. Il est des gestes qui réunissent dans la douleur comme dans la responsabilité. Celui-ci, qui les lie à tout jamais mais est trop lourd à porter, les a séparés comme si le miroir que chacun renvoie à l’autre de son propre « non » geste lui était insupportable.
Seuls, face à eux-mêmes sur le lieu même du drame il n’y a plus d’échappatoire possible dans ce huit-clos cathartique imposé par la nature et l’accident. D’abord difficile, entre ces hommes qui sont comme beaucoup peu habitués à se livrer, la parole renaît peu à peu. Elle prend tout d’abord le chemin de la colère d’être là au lieu d’être au mariage. Puis l’immensité, la puissance du site, rude, dépouillé, à l’état brut, les saisit de peur et les réflexes de protection de la fratrie s’ébauchent. S’ouvre alors, d’abord entre Carl et Ambroise, une conversation plus personnelle pas encore intime et même reposant un peu sur la vacuité des questions des uns et des autres sur leur vie de tous les jours. Mêlées d’humour, de rancœur, les choses commencent à se dire sur ce vide, indispensable voie sinueuse entre franchise parfois trop brute et réconciliation fragile qui se dessine comme pour retrouver la normalité après la rupture. Une approche pas à pas pour pouvoir oser se faire des confessions, des aveux sur les perceptions de l’autre et notamment l’homosexualité d’Ambroise. Ainsi peu à peu le lien se renoue. Le retour de Simon accélère la partition. Le trio reformé c’est l’évocation des souvenirs de l’enfance qui les rapproche lentement mais sûrement de l’indicible pour peut-être pouvoir se libérer et définitivement se réunir. Mais n’est-il pas trop tard? Trop tard pour dépasser l’Histoire, trop tard pour échapper aux modèles imposés? Trop tard pour que cette expiation ultime puisse conduire à l’absolution ou au remord?
Mais au-delà de ce récit d’une histoire familiale, Le chemin des Passes-dangereuses écrit dans les années post-référendaires peuvent être lues comme une allégorie du Québec. Trois frères, trois faces du Québec: Ambroise, le Montréalais membre de la communauté gay, Victor, travailleur de la foresterie, l’homme des régions à la virilité affirmée et revendiquée attaché à ses racines tant physiques que culturelles, et Carl le Québécois de Québec devenu magasinier chez Cosco après un bac en administration sans débouché centré sur son « aptitude naturel au bonheur » et les plaisirs simples d’une vie simple. Trois solitudes, composantes d’un même ensemble mais qui sont pourtant incapables de réconcilier en une vie commune ces trois pans de leur diversité pour en faire une identité commune ancrée dans une figure du père, qui leur fit honte le temps de leur enfance, rejetée sans succès. Mais cette œuvre majeure du répertoire québecois met en scène cette fracture encore cruellement d’actualité dans le Québec d’aujourd’hui et fonde la contemporanéité du texte de Michel Marc Bouchard.
Mais au-delà du québéco-québécois, Le Chemin des Passes-dangereuses interpelle plus généralement chaque territoire, chaque identité sur les multiples visages qui les composent. C’est ce qui explique la résonance et les nombreuses adaptations internationales de cette pièce.
Unité de lieu, unité de temps, unité d’action le drame qui se joue devant nous renoue avec la grandeur du théâtre classique du 17ème siècle. Au siècle de l’image cette pièce rend sa force à la parole.
La mise en scène excellente de Martine Beaulne, demandée par l’auteur lui-même, met l’emphase sur ce texte parfaitement abouti de Michel Marc Bouchard Dans un décor apuré rien ne vient nous détourner du drame de plus en plus intimiste qui se joue et se dit par la parole. Les fragilités, les ruptures, les pudeurs et la violence des vécus peuvent pleinement se livrer sans grandiloquence ou ridicule. Le cheminement de Victor, Ambroise et Carl est parfaitement restitué. Mais Martine Beaulne sait aussi transmettre ce que cette pièce peut avoir comme double sens sur l’identité du Québec là aussi avec subtilité et doigté. Les acteurs, Maxime Denommée, Félix-Antoine Duval et Alexandre Goyette sont tout trois excellents et correspondent parfaitement au caractère de chacun des personnages comme à ces figures des Québécois qu’ils incarnent. Ils trouvent naturellement leur place dans cet univers. Rien n’est surjoué, tout est toujours juste au service de la pièce, du texte, de ses sens.
Vingt ans après sa création, Le Chemin des Passes-dangereuses revient dans le théâtre qui l’a alors accueilli. Un choix d’autant plus pertinent que cette œuvre est en parfaite cohérence avec la mission et les valeurs que celui-ci s’est fixé.
Texte Michel Marc Bouchard
Mise en scène Martine Beaulne
Maxime Denommée,Ambroise
Félix-Antoine Duval : Carl
Alexandre Goyette : Victor
Pierre Collin : voix du père
Décor: Claude Goyette
Éclairages : Guy Simard
Musique: Ludovic Bonnier
Accessoires: Normand Blais
Vidéo: Yves Labelle
Assistance à la mise en scène : Guillaume Cyr
Une production du Théâtre Jean Duceppe
Directeur artistique Michel Dumont,
Directrice générale Louise Duceppe
Théâtre Jean Duceppe
Place des Arts
Du 14 février au 24 mars 2018
Durée 1h15 sans entracte
Tarifs individuels de 62 à 38$
175, rue Sainte-Catherine Ouest
Montréal (Québec) H2X 1Z8
Tél. : 514 842-2112 Sans frais : 1 866 842-2112
http://www.duceppe.com
© photo: Carole Laberge