Récemment nous avons reçu quatre livres provenant de la maison d’édition néerlandaise Set Margins, qui éditent des livres s’intéressant aux designs, aux réflexions interdisciplinaires et aux livres d’artistes. En voici quatre d’entre eux dans lesquels nous avons eu la chance de plonger.

**

A Bestiary of the Anthropocene

Hybrid plants, animals, minerals, fungi, and other specimens

Maria Roszkowska, Nicolas Nova, Nicolas Maigret (Eds.)

**

Également inspiré par les bestiaires médiévaux et les observations de notre planète endommagée, A Bestiary of the Anthropocene est une compilation de créatures hybrides de notre temps. Conçu comme un manuel de terrain, il vise à nous aider à observer, à naviguer et à nous orienter dans le tissu de plus en plus artificiel du monde.

Plastiglomerates, chiens robots de surveillance, fordite, gazon artificiel, arbres d’antennes, Sars-Covid-2, montagnes décapitées, aigles de combat chasseurs de drones, bananes standardisées… chacun de ces spécimens est symptomatique de la transformation rapide de l’ère « post-naturelle » dans laquelle nous vivons. Souvent, sans même que nous les remarquions, ces créatures se propagent exponentiellement et coexistent avec nous.

Séparé en cinq parties, le livre commence d’abord avec une introduction de Nicolas Nova qui retourne aux sources du bestiaire, celui dont nous connaissons le mieux l’existence et qui a pris naissance pendant l’époque du Moyen-âge. Les quatre autres parties s’intéressent à différents royaumes (minéraux, animaux, plantes, êtres et objets divers) et se terminent avec une série de courts textes de style  »essai » pour venir compléter l’oeuvre en offrant des regards transversaux sur l’anthropocène et ses impacts sur notre planète.

Le livre en soi est un très bel objet, inversant le style habituel en imprimant en encre argentée sur du papier noir. Les illustrations de Maria Roszkowska ressemble à des gravures anciennes et accompagnent bien les textes représentant chaque espèce. Le style des espèces que l’on y retrouve est à la fois ingénieux et nous en apprend sur notre environnement (les vers mangeurs de plastiques ou les récifs de coraux artificiels) et d’autres font un clin d’oeil à la société consumériste (tamagotchi, roomba, etc).

En soi, Un Bestiaire de l’Anthropocène est une oeuvre complète qui allie brillamment le savoir dans une approche artistique singulière.

**

Pei-Ying Lin: Virophilia

The 2070 Revised Edition of the Postnatural Cookbook

Un livre de cuisine du futur embrassant la délicieuse existence des virus

Ce livre de cuisine de l’artiste taïwanais Pei-Ying Lin (né en 1986) est un guide illustré qui montre comment les virus en constante évolution affectent notre sens du goût. Le concept de base de la virophilie implique l’expérience des virus dans les aliments. Ses performances combinent différentes sélections de recettes qui utilisent les virus de différentes manières. Le public mange en écoutant des histoires sur les virus.

Depuis 2055, les virus sont devenus une partie importante de notre culture alimentaire quotidienne. Ceux qui sont nés avant 2015 se souviennent peut-être encore de la peur de l’ordre naturel que le coronavirus nous a apporté, mais depuis 2055, nous savons que cette peur est également irrésistiblement savoureuse. Les virus qui étaient autrefois exclusifs à la recherche et aux domaines médicaux sont maintenant constitutifs de notre habitat naturel.

Le livre d’artiste de Pei-Ying Lin se découpe en cinq parties et reprend les codes d’un livre de cuisine. On y trouve des recettes qui d’abord simule les symptômes d’un virus (fièvre, engourdissements), des recettes qui se font grâce à une fermentation virale, des recettes où les virus sont utilisés comme des ingrédients actifs, des styles de cocktails ou encore des expériences culinaires (Ecosystem Zero Breakfast).

L’approche multidisciplinaire de Lin est brillante et originale. En se projetant dans l’avenir, l’artiste arrive à faire basculer ce qui nous menace (les virus) dans quelque chose de quotidien, quelque chose qui sert à créer de nouvelles expériences gustatives et divertissantes. Le livre possède de magnifiques images pour illustrer les recettes imaginées, et le tout est bilingue (anglais et taïwannais).

On espère que le fantasme de cuisiner avec des virus agira comme une étincelle dans notre cuisine comtemporaine et servira de modèle pour notre future gastronomie. C’est du moins un changement de paradigme qu’il est savoureux d’imaginer.

**

Karen Lofgren: emBRUJAda

Charms for the Living

Edited by Karen Lofgren, Willem Henri Lucas, Freek Lomme. Introduction by Karen Lofgren. Text by Carmina Escobar, Florencia Portocarrero, Marjolein van der Loo.

Des talismans sculpturaux contemporains divinisés à partir de la biologie humaine, de l’écologie animale et de la coexistence de la vie sur Terre.

L’artiste canadienne Karen Lofgren (née en 1976) rassemble une sélection de notes, de dialogues et d’œuvres annotées. Ce faisant, son travail de terrain vivant se transforme en rencontres qui façonnent une perspective féministe et décoloniale, se déplaçant à travers des histoires d’amour psychédéliques, érotiques et interspécifiques.

Considérant les travaux d’une pratique internationale, ce recueil relie les domaines scientifiques au domaine des esprits, laissant de la place à l’inconnu et à l’inconnaissable. Il comprend des dialogues avec la chanteuse et performeuse mexicaine Carmina Escobar, qui se rapporte avec empathie à la nature et au corps; l’historienne d’art féministe péruvienne, la conservatrice et écrivaine Florencia Portocarrero; et la commissaire et écrivaine néerlandaise Marjolein van der Loo, qui porte une passion pour l’écologie et l’agenda social.

Le résultat est la création d’un espace intime où les rituels, l’histoire et la mythologie cherchent à construire une plus grande conscience au fil du temps, formant des relations entre les systèmes culturels et d’autres systèmes sauvages.

Une question trouvée dans le livre qui m’habite après la lecture est : comment les personnes blanches peuvent-elles apprendre des pratiques autochtones alors que les modes de recherche et de production de savoir et d’échanges sont construits par les personnes blanches, que ceux-ci sont facilités par des méthodes coloniales/modernes, par les institutions et par des attitudes qui sont de manière inhérentes dominantes et exclusives ? Comment opérer un changement de paradigme et nous inspirer, se laisser absorber par des savoirs ancestraux quand tout dans le fonctionnement de notre société rejète de tels apprentissages ?

Ce sont ce genre de réflexions qui traversent le livre, tout en nous donnant accès au travail de Lofgren qui travaille entre le Pérou (Iquitos et la région amazonienne) et Los Angeles. Dans son esthétique, ce livre d’artiste ressemble parfois à un cahier de dessins (regroupant des réflexions écrites à la main par l’artiste durant ses recherches), un document d’archives répertoriant des espèces végétales de l’Amazonie et un livre d’essai. Les oeuvres de Lofgren sont séparées en thématiques à travers le livre (la rivière en soi, les objets rituels, les dessins sélectionnés et des oeuvres en galerie). Ces sections sont entrecoupées de textes provenant de théoriciennes ou praticiennes de l’art latinas ou européennes – textes explorant des thématiques décoloniales, des savoirs ancestraux ayant permis à des peuples autochtones de survivre dans la jungle pendant des millénaires tout autant que des nouvelles perspectives féministes dans le monde capitaliste contemporain.

Embrujada est un livre complet qui nous permet de découvrir la pratique artistique et activiste de Karen Lofgren tout autant que de plonger dans une multitude de thématiques actuelles qui pourraient nous offrir des pistes de solution pour vivre dans un monde moins destructeur et plus respectueux de l’environnement.

**

Is this the way the universe works? (555 Verses / 77 Verses)

Gavin WadePaul Conneally

Ceci est un livre performatif contenant des tanrenga performatifs. Un poème tanrenga ressemble à une tanka, une forme de poésie japonaise à cinq lignes, mais ce n’est pas le cas. C’est une conversation entre un haïku de trois lignes et un poème de deux lignes écrit par un autre écrivain en réponse, dans ce cas l’artiste-conservateur britannique Gavin Wade et le poète Paul Conneally.

77 Versets (Est-ce ainsi que l’univers fonctionne?) est une collection de telles conversations écrites dans et hors des bois en Drenthe.

(555 versets) est un recueil de ces conversations écrites sur Twitter de 2017 à 2023.

Ce livre est un essai artistique et poétique qui a pris naissance dans la relation entre Wade et Conneally. Petit livre épais regroupant une grande quantité de poèmes écrit à deux, les thématiques abordées sont larges : quotidien, ennui, solitude, guerre, écologie, questions existentielles…

La forme est toujours la même : les trois premières lignes sont écrites par l’un et l’autre artiste complète avec deux autres lignes. Il existe ainsi toujours deux visions qui se fondent en une troisième quand on élargit un peu la loupe. Il est également recommandé de les lire plusieurs fois et à voix haute, pour absorber la sonorité qui se dégage de ces petits poèmes. Écrits sur une longue durée, on peut sentir la vie des artistes avoir un impact sur les thématiques abordées, parfois de nature politique ou sociale, parfois puisant dans l’intime. Il en résulte un livre apaisant, le tout sublimé par son esthétique abstraite et colorée qui permet de recevoir ces poèmes comme si nous essayions de déchiffrer des galaxies à travers un téléscope.

Une conversation

avec un vagabond

n’est-ce pas artistique ?

J’essaye de me rappeler

la voix de mon père

(traduit de l’anglais par moi-même)

D’un côté du livre il y a les 555 versets écrits sur Twitter sur 6 ans, et de l’autre les 55 versets écrits dans les bois par les auteurs (en anglais et hollandais). Ces poèmes sont édités dans un ordre inverse à la chronologie de leur écriture, qui nous permet de remonter le temps avec eux à travers le recueil. Au milieu du livre se trouve une discussion fictive entre les auteurs et Basho, un auteur japonais du 17ème, connu aujourd’hui comme le précurseur et inventeur des haïkus japonais. De l’autre côté, quand on renverse le livre, se trouve 77 versets écrits à plusieurs artistes lors d’un atelier de création de Culture and Nature network (soutenu par We the North).

**

Pour en savoir plus sur les livres nommés ci-haut, pour les commander ou pour en apprendre plus sur Set Margins, vous pouvez vous rendre sur leur site internet :

www.setmargins.press/books