À moins d’être un Leonard Cohen, le poète doit-il répéter jusqu’à l’épuisement combien il aime et combien il aimerait être aimé tout autant en retour ? Il sait regarder autour de lui, tendre la main tout comme il sait gueuler ses détestations. Il rêve parfois, construit ses carapaces, donne la parole à qui veut se confier, prête aussi sa voix, de sorte qu’à l’usure, le lecteur ne sait plus quel timbre est le sien ou celui de quelqu’un d’autre. Ce brouillage profite à la confusion des haleines.

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On ne présente plus Robert Giroux. Écrivant de la poésie depuis le début des années 1980, Giroux nous revient avec un nouveau recueil intitulé Doublures, paru aux éditions Triptyque en mars 2019.

Doublures est mystérieux. Ce recueil nous pousse à toucher ce qui ne peut être vu, à sentir ce qui se colle sur nous, entre la peau et le manteau. Mais Doublures ne révèle pas ses secrets facilement. Il faut prendre le temps de plonger dans cette ode à l’amour. Les poèmes s’enchaînent (le sens est suggéré par des sous-titres) et, parfois, nous permettent de nous mettre à la place du narrateur, qui change de rôle au fur et à mesure du recueil :

un marin (le fouillis des flots flagelle mon crâne / de vieux renard / flagelle de tranches de vie / sans projets apparents),

un écrivain (quand j’écoute le phrasé du silence / ta voix perce la nuit / et dévale l’escalier / jusque dans la rue),

un couple (la ville enrhumée découd ses cicatrices / engourdit de ses frissons la voix / enfiévrée de notre zèle de dire / le poème)

Dans ce tourbillon d’haleine, on a l’impression d’assister à différents rythmes de respiration. Certains sont doux et calculés, d’autres enivrés ou tout simplement anéantis. À travers le désir d’être choisi par l’autre, les mots se bousculent et s’assemblent dans des images parfois sombrement réalistes, parfois doucement lumineuses. Bien qu’œuvrant parfois avec peu de mots, le livre de Giroux vous demandera de nombreuses relectures pour tenter de maîtriser le mystère qui se dégage de ce nouveau recueil.

Doublures

Éditions Triptyque

t-poésie

2019

76 p.

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Après Ce bruit de disparition, Joanne Morency nous revient avec un nouveau recueil empreint de sensibilité et de vulnérabilité. Le recueil contient deux parties et commence avec  »Ni le nom des caresses en français » qui lui valut le Prix de poésie Radio-Canada en 2015. Ce poème long nous plonge dans les dédales de la douleur d’une personne en manque d’amour et alors que le désœuvrement fait son chemin.

Preuves d’existence nous dévoile une pièce à l’intérieur d’une femme sous forme de quatrains ou de vers libres. Nous sommes sur le territoire de la solitude, où les remords, les regrets, les silences, les accusations, l’auto flagellation et les fantômes ne sont que le mobilier dont l’on essaye de se débarrasser de toutes les manières possibles. Mais dans ces phases du deuil, arrive-t-on vraiment à se séparer de tout ce qui est toxique pour nous ? À quoi nous accrochons-nous et pourquoi ? Souvent, ce qui nous fait le plus de mal est aussi ce qui nous rassure le plus.

Je pars à l’amour comme on part au front.

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Dans l’image

que je me fais de toi

on croirait

que le monde existe

Dans la deuxième partie, l’espoir arrive comme un coup de vent exactement comme lorsque l’hiver agonise à nos portes et perd toute sa neige. Un nouvel amour est toujours synonyme d’espoir, de recommencement. On n’a plus besoin d’arme pour partir au front, on le survole et on ne se sent plus concerné par le carnage des solitudes qui tentent de s’accrocher les unes aux autres. Mais les commencements, surtout quand on n’en est plus à son premier amour, vient toujours avec son lot d’anxiété :

Combien de temps avant les vieilles habitudes ?

Faire des concessions, apprendre le territoire de l’autre, sentir les approches possibles quand les frictions pointent le bout du nez comme la marmotte au printemps. Les grandes chaleurs, les grandes colères ne sont jamais loin.

J’entends derrière mes phrases le vacarme de tes portes battantes. On prétend que les mots ne remuent pas, est-ce possible ? Ils déplacent des espaces vastes comme un pays.

Je ne te connais pas encore dans toutes tes nuances. Déjà, les outardes se regroupent.

Ensemble, faire le compte de nos morts.

Éternel recommencement, les caresses d’après l’amour dans des draps usés, la fenêtre ouverte pour respirer autre chose que la sueur de l’autre. Après l’amour, il s’agit de s’assurer que l’autre supporte encore le coup. Qu’en est-il de ses cicatrices ? Je n’arrive pas à tout embrasser.

Joanny Morency signe ici un recueil d’une grande simplicité, mais qui nous permet de flotter de la solitude à un amour (re)trouvé. Ses courts poèmes sont efficaces et les images marquantes.

Preuves d’existence

Éditions Triptyque

Collection t-poésie

2019

82 p.