Je connais bien les gars comme toi. Ils étaient pas populaires, au secondaire. Un jour, sur une patinoire d’impro, ils ont découvert qu’ils pouvaient déterminer quand et comment faire rire d’eux, et que ça leur permettrait de survivre. Maintenant qu’ils sont adultes, on les voit partout, à la télé, dans les théâtres, sur Internet. Ils ont besoin d’être le centre de l’attention pour exister. Ils doivent monter sur scène cinq fois semaine devant mille personnes pour sentir qu’ils valent quelque chose. Ils calculent leur valeur comme humain au nombre de ventes et de clics et de vues et de cotes qu’ils génèrent. Et quand quelqu’un, quelque part, détourne son regard d’eux, ils s’en remettent pas. Ils partent en guerre et détruisent tout sur leur passage.
Dans un monde idéal, je saurais qu’il faut se tenir loin des gars comme toi. Mais on n’est pas dans un monde idéal: les gars comme toi, ils sont gentils. Et, comme tout le monde, ça va me faire plaisir de t’aider à devenir un monstre.
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Après Sports et divertissements, Royal et Manuel de la vie sauvage, Jean-Philippe Baril-Guérard nous revient avec un quatrième roman incisif. S’intéressant cette fois-ci au milieu de l’humour québécois, l’auteur n’y va pas de main morte pour dépeindre tous les pans les plus sombres de l’empire du rire (et à la fois la forme de divertissement la plus lucrative de la province).
Qui dit argent, dit pouvoir. Mais ne réside-t-il pas aussi un pouvoir dans le charisme, dans la capacité de déclencher des vagues de rires chez des masses de spectateur.rices, plus friands d’humour que jamais ? Plus l’époque semble sombre, plus l’humour prend de la place dans l’existence des gens. Bien que le rire soit une manière de communiquer entre les êtres humains, force est d’admettre qu’il peut devenir très rapidement une arme à double tranchant. Il est facile d’aduler, de tomber sous le charme de ceux.celles qui nous surprennent, nous font rires aux éclats. L’humour, arme de séduction massive (le jeu de mots trop évident). On est prêt.es à tout leur pardonner. La vague de dénonciation d’agressions sexuelles ayant survenue à l’été 2020 en a été la preuve parfaite. À peine quelques mois après que (certain.es) humoristes aient été accusé.es, nous les avons vu revenir dans des projets artistiques, sans avoir vraiment réparés les tords causés ni forcément montrer un désir de changer (Maripier Morin dans le projet de Marilou Wolfe, par exemple…). C’est à se demander si le roman de Baril-Guérard est plus une prémonition, un documentaire ou une version sombrement déformée de la réalité. Nous pouvons facilement opter pour un peu des trois.
Dans Haute démolition, nous suivons l’histoire de deux jeunes humoristes récemment diplômés de l’École Nationale de l’Humour (ENH) à Montréal, Raph Massi et Samuel Bouvier. Raph trouve son humour dans l’autodérision et l’esthétique punk alors que Sam creuse sa voie dans l’humour plus facile, accessible, grand public. Même si les deux sont de bons amis depuis leur parcours à l’ENH, une rivalité se crée rapidement alors que Sam est soutenu par la plus grosse agence de Montréal et un des plus gros producteurs du Québec en humour. Raph tente malgré tout de développer ses idées, son style alors que son collègue travaille déjà sur son premier one-man show. Viendra Laurie, une femme travaillant chez Forand (la grosse agence) et dotée de grandes capacités en écriture humoristique. S’étant rencontrés dans un party, Raph et Laurie développeront une complicité à la fois intimement fusionnelle et artistique. Mais plus Raph prendra de l’assurance (notamment grâce à la présence et au talent de Laurie dans sa vie), plus ses insécurités se transformeront en carburant pour son ego.
Comme dans Royal, le roman est écrit à la deuxième personne du singulier. Cette fois-ci par contre, on comprend que l’histoire est racontée du point de vue de Laurie, et non pas de celui de l’auteur. Le choix fonctionne toujours aussi bien et accentue l’effet cisaillé de l’écriture. On sent bien évidemment le parcours théâtral de l’auteur car le livre (qui ne comporte pas vraiment de chapitre) se lit relativement rapidement, comme un long monologue, grâce au rythme soutenu que nous donne Baril-Guérard. Le genre de texte qui peut facilement s’adapter pour le cinéma, comme on l’a vu avec King Dave (Alexandre Goyette/Podz) il y a quelques années.
Bien que certaines chutes soient prévisibles, on ne peut pas vraiment considérer cela comme un mal : la réalité du milieu de l’humour (et celle de beaucoup de milieu où le pouvoir est de mise) est prévisible. Ce qui est arrivé récemment est arrivé aussi dans le passé, et tout cela se reproduira encore dans quelques années. On change les noms (quoique pas toujours), et on recommence. Là où il y a pouvoir et argent, les résultats ne diffèrent jamais vraiment.
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Haute démolition – Jean-Philippe Baril-Guérard
ISBN – 978-2-924670-97-2
362 pages
28$