Christopher vit dans un monde structuré à l’extrême qu’il a construit comme une ultime protection face au nôtre qu’il ne comprend pas et qui le panique. Loin de toute émotion, ayant évacué le contact physique avec les autres humains, qu’il vit comme comme autant d’agressions, il a fait du rationnel le matériau de construction principal de son univers. Il a ainsi mis sa remarquable intelligence au service de cet objectif à atteindre pour appréhender ce qui l’entoure: donner à toutes les manifestations de la vie une définition logique, mathématique comme un clef pour comprendre et exprimer ainsi sa réalité, sa vérité. Il est donc peu étonnant que Christopher excelle en mathématiques, qu’il aime les nombres, les listes logiques, mais aussi que le ciel, les étoiles, le graphisme mathématique, ou l’écriture du quotidien ramené au descriptif brut soient sa poésie à lui comme l’expression ultime du règne des lois physiques et mathématiques.
Dans la vie de Christopher, à l’évidence, l’irruption de l’impromptu surtout si celui-ci n’est pas à priori logique est quelque chose de profondément perturbateur. C’est pourquoi Christopher n’a jamais dépassé seul le bout de sa rue. Il est donc guère difficile d’imaginer l’effet que va produire sur lui la mort, et même le meurtre du chien de la voisine, Wellington, un chien que Christopher connaît bien, tué transpercé par une fourche. Un acte qu’on ne tarde pas à lui attribuer tout simplement parce qu’on le découvre penché sur le cadavre. Dès lors, cette mort va obliger Christopher à se confronter au réel des autres parce qu’il y est impliqué. Il pourrait fuir, se refermer sur lui, oublier l’incident. Or c’est tout le contraire qui se produit et malgré les avertissements, les conseils de ses proches comme des « autorités » il va persister dans sa volonté de comprendre. C’est évidemment un besoin vital pour lui. Un équilibre a été rompu, un illogisme s’est produit. Il doit, en comprenant par qui et pourquoi Wellington a été enfourché à mort, rétablir cet équilibre. C’est en connaissant la vérité que le fil logique va pouvoir se ressouder.

Et l’improbable se produit : Christopher entre en interaction avec la diversité, mais avec ses outils la logique , la déduction comme Sherlock Holmes l’un de ses héros. On l’aura compris la recherche de la vérité, des vérités qui peu à peu vont se dévoiler à lui à partir de la première, qui a tué Wellington, ne sera pas un cheminement vers notre façon, à nous, de voir le monde. Mais ce sera une voie vers sa capacité à affronter le monde avec toujours ses propres outils mais au-delà de cet univers clos et protecteur qu’il s’était construit et peut-être même qu’on lui avait construit à son insu. En effet, l’enquête sur le « point zéro » de cette rupture dans sa vie va de fil en aiguille lui permettre de découvrir, un fait en entraînant un autre, que la vérité qu’on lui avait présentée comme étant celle de sa vie n’est pas si vraie que cela et qu’elle repose sur pas mal sur de mensonges à commencer par celle de la mort de sa mère. Mais que faire du mensonge quand on a construit son univers sur la certitude que la vérité existe et qu’on peut l’appréhender par la logique? Il faut décoder ce mensonge pour le comprendre, en comprendre les raisons, pour pouvoir l’intégrer dans sa vie. Et cette exigence est plus forte que tout. Pour cela Christopher …va dépasser le bout de la rue. L’expérience, cette quête, sera intense mais elle lui ouvrira la porte vers la possibilité d’une existence dans le monde des autres mais avec ses outils à lui et où sa différence sera sa force pour y parvenir.

l’adaptation de Le bizarre incident du chien pendant la nuit qui est présentée au Théâtre Duceppe en clôture de la saison 2017-2018 est extraordinaire. Tous les défis, et ils sont nombreux dans cette pièce de Simon Stephens d’après le roman de Mark Haddon, sont relevés, tant par le metteur en scène Hugo Bélanger, que par tous les acteurs avec un brio qui force l’admiration.

Le metteur en scène, qui nous avait déjà bluffé dans, entre autres le Tour du monde en 80 jours et Münchhausen, les machineries de l’imaginaire, a compris et su restituer toutes les dimensions et richesses de cette œuvre : cheminement intérieur d’un héros, quête initiatique, univers de la différence, intrigue policière, portrait de notre environnement quotidien et des rapports humains comme sociétaux. Tout s’harmonise, trouve sa place évitant toujours le fourre-tout indigeste et démonstratif d’un théâtre dérivant vers le mauvais documentaire sur le handicap. Hugo Bélanger a su pénétrer complètement l’œuvre de Mark Haddon plus encore que celle de Simon Stephens comme il le dit lui même et mettre toutes les ressources de la création théâtrale à son service. C’est ainsi qu’il nous permet de découvrir avec Christopher, comme Christopher, le monde qui est le nôtre. Nous vivons soixante scènes, arpentons de multiples lieux entre Swindon et Londres, croisons des milliers de personnes, vivons des expériences aussi diverses qu’un parcours en métro, un cours, une arrestation, des retrouvailles mère-fils, le passage d’un examen scolaire, un voyage en train, l’achat d’un billet de transport, la recherche d’un lieu, une brève évasion dans un univers poétique sans ruptures sans incohérences… Son secret : Son génie créateur!!! Sa capacité à mobiliser, ensemble, le mime, la puissance de la diction, le monologue comme le théâtre collectif, la création vidéo, les décors modulaires, les jeux de scènes. Ici comme dans un ordonnancement venu de l’orchestre, du ballet ou du théâtre antique, le premier rôle, les « acteurs de soutien » la troupe se répondent, s’interpellent, interagissent pour donner à l’ensemble sa force et sa cohérence.
Et que dire des acteurs! Tous sont excellents et Sébastien René est époustouflant. Dans un interview il attribue une partie de son mérite à avoir longtemps vécu pendant son enfance avec des autistes. Une modestie qui est à son honneur mais qui ne doit pas masquer l’extraordinaire réussite de son talent d’acteur aussi persuasif, juste que tout en nuances.
L’adaptation d’Hugo Bélanger de Le bizarre incident du chien pendant la nuit est une parfaite réussite et fera, à n’en point douter, date dans les créations sur scène de ce roman magnifique.

Le bizarre incident du chien pendant la nuit
Texte Simon Stephens
d’après le roman de Mark Haddon
Mise en scène Hugo Bélanger
Traduction Maryse Warda

Sébastien René: Christopher
Normand D’Amour: Ed
Catherine Dajczman: Siobhan
Stéphane Breton: Roger et autres personnages
Lyndz Dantiste: Policier, M. Thompson et autres personnages
Milva Ménard: Punkette et autres personnages
Catherine Proulx-Lemay: Judy et autres personnages
Adèle Reinhardt: Mme Alexander et autres personnages
Philippe Robert: Révérend Peters, Oncle Terry et autres personnages
Cynthia Wu-Maheux: Mme Shears, Mme Stevens et autres personnages

Décor: Jean Bard
Costumes: Marie Chantale Vaillancourt
Éclairages: Luc Prairie
Musique: Ludovic Bonnier
Accessoires: Normand Blais
Vidéo: Lionel Arnould
Assistance à la mise en scène: Guillaume Cyr

Une production du Théâtre Jean Duceppe
Directeur artistique Michel Dumont,
Directrice générale Louise Duceppe

Théâtre Jean Duceppe
Place des Arts
Du 11 avril au 19 mai 2018
Durée 2h25 avec l’entracte
Tarifs individuels de 38.à 62$
175, rue Sainte-Catherine Ouest
Montréal (Québec) H2X 1Z8
Tél. : 514 842-2112 Sans frais : 1 866 842-2112
http://www.duceppe.com

© photo: Caroline Laberge